Je suis stupéfait par le nombre de nations qui se sont unies derrière notre objectif. Il reste des dissidents, bien entendu et certains royaumes se sont malheureusement déclarés des guerres que je n’ai pu empêcher.

Malgré tout, cette union générale est un spectacle magnifique, ainsi qu’une leçon d’humilité. Si seulement les nations de l’humanité n’avaient pas eu besoin d’une menace si extrême pour apprendre la valeur de la paix et de la coopération.

 

10

 

Vin marchait dans une rue des Failles – l’un des nombreux ghettos skaa de Luthadel – avec son capuchon relevé. Sans trop savoir pourquoi, elle préférait la chaleur étouffée d’un capuchon à l’agressivité du soleil rouge.

Épaules voûtées, yeux baissés, elle restait près du côté de la rue. Les skaa qu’elle croisait possédaient tous le même air abattu. Personne ne levait les yeux ; personne ne marchait avec le dos bien droit ou un sourire optimiste. Dans les ghettos, ces choses-là paraîtraient suspectes.

Elle avait presque oublié à quel point Luthadel pouvait se révéler oppressante. Les semaines passées à Fellise l’avaient habituée aux arbres et à la pierre lavée. Ici, rien n’était immaculé – ni les trembles, ni le granit blanchi à la chaux. Tout était noir.

Les bâtiments étaient tachés par les innombrables chutes de cendres. L’air était chargé de la fumée s’échappant des tristement célèbres forges de Luthadel et d’un millier de cuisines de nobles. Les pavés, les portes et les recoins étaient encrassés par la suie – on nettoyait très rarement les ghettos.

C’est comme si… tout était finalement plus clair de nuit que de jour, songea Vin en serrant contre elle sa cape skaa rapiécée et en tournant au coin d’une rue. Elle croisa des mendiants blottis dans des recoins, mains tendues, espérant une offrande, et dont les supplications atteignaient en vain les oreilles des gens qui mouraient eux-mêmes de faim. Elle croisa des travailleurs qui marchaient tête baissée, épaules tombantes, chapeau ou capuchon baissés pour protéger leurs yeux de la cendre. De temps à autre, elle croisait des escouades de gardes de la garnison de la ville, armés de pied en cap – plastron, casque et cape noire – s’efforçant de paraître le plus intimidants possible.

Ce dernier groupe traversait les taudis, incarnant les mains du Seigneur Maître dans une zone que la plupart des obligateurs trouvaient trop déplaisante pour s’y rendre eux-mêmes. Les gardes distribuaient des coups de pied aux mendiants pour s’assurer qu’ils étaient bel et bien invalides, arrêtaient les travailleurs en vadrouille qu’ils questionnaient sans relâche pour découvrir pourquoi ils traînaient dans les rues, où ils dérangeaient tout le monde, au lieu de travailler. Vin se voûta sur leur passage, baissant son capuchon d’un degré supplémentaire. Elle était assez âgée pour être censée porter des enfants ou travailler dans une filature, mais sa taille la faisait souvent paraître plus jeune de profil.

Soit la ruse fonctionna, soit ces gardes-là ne tenaient pas particulièrement à traquer les déserteurs, car ils la laissèrent passer sans même un coup d’œil. Elle tourna furtivement vers une ruelle remplie de tas de cendres et se dirigea vers la soupe populaire au bout de la petite rue.

La cuisine, comme tant d’autres, était miteuse et mal entretenue. Dans un système économique où les travailleurs recevaient rarement, pour ne pas dire jamais, de salaire direct, la soupe populaire devait être soutenue par les nobles. Certains lords locaux – sans doute les propriétaires des forges et filatures du coin – payaient le propriétaire de la cuisine pour qu’il fournisse de la nourriture aux skaa. Les travailleurs recevaient des jetons pour les repas en échange de leurs heures de travail, et on leur accordait une brève pause à midi pour leur permettre d’aller manger. La cuisine centrale autorisait les petites entreprises pour éviter les coûts de livraison de repas sur place.

Bien entendu, comme le propriétaire de la cuisine était payé directement, il pouvait empocher ce qu’il économisait sur les ingrédients. D’après l’expérience de Vin, la nourriture de ces cuisines avait à peu près autant de goût que de l’eau mêlée de cendres.

Heureusement, elle n’était pas venue manger. Elle se joignit à la queue à l’entrée et attendit patiemment tandis que des travailleurs présentaient leurs jetons de repas. Quand vint son tour, elle sortit un petit disque de bois et le tendit au skaa qui gardait la porte. Il l’accepta d’un geste souple, désignant sa droite d’un mouvement de tête quasi imperceptible.

Vin emprunta la direction qu’il lui indiquait, traversa une salle à manger crasseuse au sol maculé de cendre incrustée. Alors qu’elle approchait du mur du fond, elle vit une porte de bois fendillé dans le coin de la pièce. Un homme assis près de la porte attira son regard, hocha légèrement la tête et lui ouvrit. Vin s’empressa d’entrer dans la petite pièce située au-delà.

— Vin, ma chère ! s’exclama Brise, qui se prélassait à une table près du milieu de la pièce. Sois la bienvenue ! Tout s’est bien passé à Fellise ?

Vin haussa les épaules et s’installa à table.

— Ah, dit Brise. J’avais presque oublié tes dons fascinants pour la conversation. Du vin ?

Elle fit signe que non.

— Eh bien moi, j’en prendrais volontiers.

Brise portait l’un de ses costumes extravagants et sa canne de duel reposait sur ses genoux. La pièce n’était éclairée que par une unique lanterne, mais elle était beaucoup plus propre que la précédente. Des quatre hommes présents dans la pièce, Vin n’en reconnaissait qu’un – un apprenti de la boutique de Clampin. Les deux placés près de la porte étaient manifestement des gardes. Le dernier ressemblait à un travailleur skaa ordinaire – avec la veste noircie et le visage terreux. Mais son air suffisant le désignait comme un membre de la clandestinité. Sans doute l’un des rebelles de Yeden.

Brise leva sa coupe qu’il tapota du bout de l’ongle. Le rebelle la regarda d’un air sinistre.

— Vous êtes en train de vous demander, dit Brise, si je me sers d’allomancie sur vous. Peut-être que oui, peut-être que non. Quelle importance ? Je suis ici sur invitation de votre chef et il vous a ordonné de vous assurer de mon confort. Et je vous assure qu’une coupe de vin dans ma main y est absolument nécessaire.

Le skaa attendit un moment, puis lui arracha la coupe des mains et s’éloigna, grommelant à mi-voix sur les dépenses ridicules et le gaspillage des ressources.

Brise haussa un sourcil, puis se tourna vers Vin. Il paraissait très content de lui-même.

— Alors, vous l’avez manipulé ? demanda-t-elle.

Brise secoua la tête.

— Ce serait gâcher du laiton. Kelsier t’a-t-il dit pourquoi il t’envoyait ici aujourd’hui ?

— Il m’a demandé de vous observer, dit-elle, un peu agacée de se voir confiée à Brise. Il m’a dit qu’il n’avait pas le temps de m’entraîner à utiliser tous les métaux.

— Dans ce cas, dit Brise, commençons. D’abord, tu dois comprendre que l’Apaisement va au-delà de la simple allomancie. Il s’agit de l’art noble et délicat de la manipulation.

— Noble, et puis quoi encore, répondit Vin.

— Ah, mais tu parles comme eux, dit Brise.

— Qui ça, eux ?

— Eux comme « tous les autres », répondit Brise. Tu as vu comment ce skaa m’a traité ? Les gens ne nous aiment pas, ma chère. L’idée que quelqu’un puisse jouer avec leurs émotions, les contraindre par des moyens « mystiques » à accomplir certaines choses, les dérange. Ce qu’ils ne comprennent pas – mais que tu dois comprendre, toi –, c’est que manipuler les autres, tout le monde le fait. En fait, la manipulation se trouve au cœur de nos interactions sociales.

Il se laissa aller sur sa chaise, élevant sa canne de duel qu’il agita légèrement tout en parlant.

— Réfléchis-y. Que fait un homme qui cherche l’affection d’une jeune dame ? Eh bien, il essaie de la manipuler pour qu’elle le considère sous un jour favorable. Que se passe-t-il quand deux vieux amis s’installent pour prendre un verre ? Ils se racontent des histoires en cherchant à s’impressionner mutuellement. La vie d’un être humain n’est qu’une question de poses et d’influence. Ce n’est pas mauvais en soi – en fait, nous en dépendons. Ces interactions nous apprennent comment réagir face aux autres.

Il marqua une pause et désigna Vin de sa canne.

— La différence entre les Apaiseurs et les gens ordinaires, c’est que nous sommes conscients de ce que nous faisons. Nous possédons également un léger… avantage. Mais est-ce réellement plus « puissant » que de posséder du charisme ou une belle dentition ? Je ne crois pas.

Vin hésita.

— Par ailleurs, poursuivit Brise, comme je le disais, un bon Apaiseur doit posséder des talents qui vont bien au-delà de sa capacité à utiliser l’allomancie. L’allomancie ne permet pas de lire les pensées ni même les émotions – d’une certaine façon, on est aussi aveugle que tous les autres. On déclenche des impulsions d’émotions, dirigées sur une seule personne ou dans une seule zone, et tes sujets voient leurs émotions modifiées – ce qui produit, avec un peu de chance, l’effet recherché. Toutefois, les grands Apaiseurs sont ceux qui parviennent à utiliser efficacement leurs yeux et leur instinct pour savoir comment se sent quelqu’un avant de se faire apaiser.

— Qu’est-ce qu’on en a à faire, de savoir comment les gens se sentent ? demanda Vin en cherchant à masquer son agacement. Vous allez les apaiser de toute façon, non ? Donc, quand vous en aurez fini, ils ressentiront ce que vous voulez.

Brise soupira, secouant la tête.

— Que dirais-tu si tu savais que je t’ai apaisée à trois occasions différentes pendant notre conversation ?

Vin marqua une pause.

— Quand ? demanda-t-elle.

— Quelle importance ? répondit Brise. C’est là la leçon que tu dois apprendre, ma chère. Si tu ne sais pas lire les émotions de quelqu’un, tu ne pourras jamais pratiquer l’allomancie émotionnelle avec subtilité. Si tu exerces une Poussée trop forte sur quelqu’un, même le plus aveugle des skaa se rendra compte qu’on l’a manipulé. Si tu agis trop subtilement, tu ne produiras pas d’effet notable – ton sujet sera toujours guidé par d’autres émotions plus puissantes.

Brise secoua la tête.

— Tout est une question de compréhension des gens, poursuivit-il. Tu dois déchiffrer ce qu’ils ressentent, modifier ce sentiment en le poussant légèrement dans la bonne direction, puis canaliser à ton avantage ce tout nouvel état d’esprit. C’est là, ma chère, que se trouve le défi de notre activité. C’est difficile, mais pour ceux qui y parviennent…

La porte s’ouvrit et le skaa maussade revint, portant une bouteille de vin intacte. Il la posa devant Brise sur la table, ainsi qu’une coupe, puis alla se placer de l’autre côté de la pièce, près des judas permettant d’observer la salle à manger.

— Il y a des récompenses conséquentes, dit Brise avec un sourire tranquille.

Il adressa un clin d’œil à Vin, puis se versa du vin.

Vin ne savait trop que penser. L’opinion de Brise lui paraissait cruelle. Pourtant, Reen l’avait bien formée. Si elle ne maîtrisait pas ce talent, d’autres la maîtriseraient, elle, à travers lui. Elle se mit à brûler du cuivre – comme le lui avait appris Kelsier – pour se protéger de toute autre manipulation de la part de Brise.

La porte s’ouvrit de nouveau et une silhouette familière vêtue d’un gilet entra en trombe.

— Salut, Vin, dit Ham en la saluant d’un geste amical, avant de s’approcher de la table en lorgnant le vin. Brise, tu sais bien que la rébellion n’a pas d’argent pour ces choses-là.

— Kelsier les remboursera, dit-il en écartant ses protestations d’un geste dédaigneux. Mais je ne peux vraiment pas travailler avec le gosier sec. Vous avez fini de vous occuper de la zone ?

— Elle est sécurisée, répondit Ham. Mais j’ai posté des Yeux-d’étain dans les coins, au cas où. Ta sortie de secours se trouve derrière cette trappe, dans le coin.

Brise hocha la tête et Ham se retourna vers l’apprenti de Clampin.

— Tu es en train de nous enfumer là-bas, Cobble ?

Le garçon hocha la tête.

— Brave gamin, dit Ham. Alors tout est en ordre. Il ne nous reste plus qu’à attendre le discours de Kelsier.

Brise consulta sa montre de gousset.

— Il n’est pas prévu avant encore quelques minutes. Et si je demandais à quelqu’un d’aller te chercher une coupe ?

— Non merci, répondit Ham.

Brise haussa les épaules tout en sirotant son vin. Après un silence, Ham prit la parole.

— Donc…

— Non, le coupa Brise.

— Mais…

— Quoi que ça puisse bien être, je ne veux pas en entendre parler.

Ham braqua sur Brise un regard interdit.

— Tu ne peux pas me manipuler pour me rendre docile, Brise.

Celui-ci leva les yeux au ciel et but une gorgée.

— Quoi ? demanda Vin. Qu’est-ce que vous alliez dire ?

— Ne l’encourage pas, ma chère, dit Brise.

Vin fronça les sourcils. Elle jeta un coup d’œil à Ham, qui souriait.

Brise soupira.

— Laissez-moi en dehors de tout ça. Je ne suis pas d’humeur pour les débats ineptes de Ham.

— Ignore-le, dit Ham avec impatience, approchant légèrement sa chaise de celle de Vin. Donc, je m’interrogeais. En renversant l’Empire Ultime, est-ce que nous faisons quelque chose de bien ou de mal ?

Vin hésita.

— Quelle importance ?

Ham parut pris de court, mais Brise gloussa de rire.

— Bien répondu, commenta l’Apaiseur.

Ham lui lança un regard mauvais, puis se retourna vers Vin.

— Bien sûr que ça a de l’importance.

— Dans ce cas, répondit Vin, je dirais qu’on fait quelque chose de bien. L’Empire Ultime opprime les skaa depuis des siècles.

— D’accord, répondit Ham. Mais il y a un problème. Le Seigneur Maître est Dieu, c’est bien ça ?

Vin haussa les épaules.

— Quelle importance ?

Ham lui lança un regard noir. Elle leva les yeux au ciel.

— D’accord, dit-elle. Le Ministère affirme qu’il est Dieu.

— En réalité, souligna Brise, le Seigneur Maître n’est qu’une parcelle de Dieu. Il est le Fragment d’Éternité – non pas omniscient ni omniprésent, mais une parcelle indépendante d’une conscience qui l’est.

Ham soupira.

— Je croyais que tu ne voulais pas t’impliquer.

— Je rétablis simplement les faits, répondit Brise d’un ton badin.

— Enfin bref, reprit Ham. Dieu est le créateur de toutes choses, non ? Il est la force qui dicte les lois de l’univers et par conséquent la source suprême de toute éthique. Il est la moralité absolue.

Vin cligna des yeux.

— Tu vois le dilemme ? demanda Ham.

— Je vois surtout un idiot, marmonna Brise.

— Je m’y perds, dit Vin. Où est le problème ?

— Nous affirmons faire le bien, répondit Ham. Mais le Seigneur Maître – en tant que Dieu – définit le bien. Donc, en nous opposant à Lui, nous faisons en réalité le mal. Mais puisque ce qu’il fait est mal, est-ce que le mal peut compter comme le bien dans ce cas particulier ?

Vin fronça les sourcils.

— Alors ? demanda Ham.

— Je crois que vous me donnez mal au crâne, répondit Vin.

— Je t’avais prévenue, dit Brise.

Ham soupira.

— Mais vous ne croyez pas que ça mérite qu’on y réfléchisse ?

— Je ne sais pas trop.

— Moi si, dit Brise.

Ham secoua la tête.

— Personne ici n’aime avoir de bonnes discussions intelligentes.

Le rebelle skaa placé dans le coin s’anima soudain.

— Voilà Kelsier !

Ham haussa un sourcil, puis se leva.

— Je ferais mieux d’aller surveiller la zone. Médite bien cette question, Vin.

— D’accord…, répondit-elle tandis qu’il s’en allait.

— Par ici, Vin, dit Brise en se levant. Il y a des judas dans le mur pour nous. Sois gentille et apporte ma chaise par là, tu veux bien ?

Brise ne se retourna pas pour voir si elle s’exécutait. Elle hésita. Tant qu’elle activait son cuivre, il ne pouvait pas l’apaiser, mais… Avec un soupir, elle se décida finalement à transporter les deux chaises sur le côté de la pièce. Brise fit coulisser une latte longue et mince dans le mur, dévoilant une vue du salon.

Un groupe d’hommes skaa couverts de suie était assis autour de plusieurs tables, vêtus de manteaux de travail marron ou de capes en lambeaux. Ils formaient un groupe d’humeur grave, à la peau tachée par la cendre et aux postures affaissées. Mais leur présence à cette réunion indiquait qu’ils étaient disposés à écouter. Assis à une table vers l’avant de la pièce, Yeden portait son habituel manteau de travailleur rapiécé, et il avait coupé court ses cheveux bouclés pendant l’absence de Vin.

Elle s’était attendue à voir Kelsier faire une arrivée grandiose. Au lieu de quoi il sortit discrètement de la cuisine. Il s’arrêta près de la table de Yeden, souriant, et lui parla tout bas un instant, puis s’avança devant les travailleurs assis.

Vin ne l’avait encore jamais vu habillé d’une tenue aussi ordinaire. Il portait un manteau de skaa marron et un pantalon brun clair, comme une grande partie de son auditoire. Mais sa tenue à lui était propre. Le tissu n’était pas taché par la suie, et même s’il s’agissait du même matériau grossier qu’employaient les skaa, il n’était ni rapiécé ni déchiré. Le contraste était déjà bien assez net, décida Vin – s’il était venu en costume, il l’aurait été beaucoup trop.

Il ramena les bras derrière son dos et le groupe de travailleurs se tut rapidement. Vin fronça les sourcils tandis qu’elle observait la scène à travers le judas, s’interrogeant sur la capacité de Kelsier à faire taire une pièce remplie d’hommes affamés rien qu’en se plaçant devant eux. Avait-il recouru à l’allomancie ? Mais même avec son cuivre activé, elle sentait une… présence émanant de lui.

Une fois le silence établi, Kelsier prit la parole.

— Vous devez tous avoir entendu parler de moi, déclara-t-il. Et vous ne seriez pas ici si vous n’éprouviez pas un tant soit peu de sympathie pour ma cause.

Près de Vin, Brise sirotait sa boisson.

— L’Apaisement et l’Exaltation ne ressemblent pas aux autres types d’allomancie, dit-il calmement. Avec la plupart des métaux, les Tractions et les Poussées peuvent avoir des effets contraires. Mais avec les émotions, on peut souvent produire le même effet, que l’on soit en train d’apaiser ou d’exalter.

» Ce n’est pas le cas pour les états émotionnels extrêmes : l’impassibilité totale ou la passion absolue. Mais dans la plupart des cas, peu importe quel pouvoir tu utilises. Les gens ne sont pas comme des briques de métal solide – à n’importe quel moment, une dizaine d’émotions différentes bouillonnent en eux. Un Exalteur expérimenté peut toutes les étouffer à l’exception de celle qu’il veut conserver comme dominante.

Brise se retourna légèrement.

— Rudd, faites entrer la servante en bleu, je vous prie.

L’un des gardes hocha la tête, entrebâilla la porte et chuchota quelque chose à l’homme qui se trouvait au-dehors. L’instant d’après, Vin vit une jeune servante vêtue d’une robe bleue délavée traverser la foule pour servir à boire.

— Mes Apaiseurs se sont mêlés à la foule, dit Brise d’une voix soudain distraite. Les servantes sont un signal indiquant à mes hommes quelles émotions ils doivent apaiser. Ils travailleront, comme je le fais…

Il laissa sa phrase en suspens et se concentra tout en observant la foule.

— La lassitude…, murmura-t-il. Ce n’est pas une émotion nécessaire pour l’instant. La faim… elle les distrait. La méfiance… n’aide vraiment pas. Oui, et tandis que les Apaiseurs travaillent, les Exalteurs enflamment les émotions que nous voulons susciter chez l’auditoire. La curiosité… c’est ce qu’il leur faut à présent. Oui, écoutez Kelsier. Vous avez entendu les légendes et les récits. Voyez l’homme par vous-mêmes, et laissez-vous impressionner.

— Je sais pourquoi vous êtes venus aujourd’hui, dit calmement Kelsier. (Il parlait sans la flamboyance que Vin lui associait, mais sur un ton calme et franc à la fois.) Des journées de douze heures dans les filatures, les mines et les forges. Des coups, pas de salaire, une nourriture médiocre. Et tout ça pour quoi ? Pour que vous puissiez regagner vos logements en fin de journée et y découvrir une nouvelle tragédie ? Un ami massacré par un contremaître insensible. Une fille enlevée pour devenir le jouet d’un noble. Un frère mort de la main d’un lord qui passait une mauvaise journée.

— Oui, chuchota Brise. Rouge, Rudd. Faites entrer la fille en rouge pâle.

Une nouvelle servante entra dans la pièce.

— Colère et passion, dit Brise d’une voix proche du marmonnement. Mais rien qu’un soupçon. Rien qu’une petite touche – un rappel discret.

Curieuse, Vin éteignit son cuivre un instant pour brûler du bronze, cherchant à percevoir l’usage que faisait Brise de l’allomancie. Mais il n’émettait aucune vibration.

Évidemment, se dit-elle. J’avais oublié l’apprenti de Clampin – il doit m’empêcher de ressentir toute pulsation allomantique. Elle activa de nouveau son cuivre.

Kelsier parlait toujours.

— Mes amis, vous n’êtes pas seuls dans votre tragédie. Il y en a des millions comme vous. Et ils ont besoin de vous. Je ne suis pas venu vous supplier – nous le faisons déjà bien assez dans nos vies. Simplement vous demander de réfléchir. Comment préféreriez-vous dépenser votre énergie ? En forgeant les armes du Seigneur Maître ? Ou en la consacrant à un but plus important ?

Il ne parle pas de nos troupes, se dit Vin. Ni même de ce que vont faire ceux qui le rejoindront. Il ne veut pas que les travailleurs connaissent les détails. C’est sans doute une bonne idée – ceux qu’il recrute pourront être envoyés rejoindre l’armée, et les autres ne pourront pas dévoiler d’informations précises.

— Vous savez pourquoi je suis ici, dit Kelsier. Vous connaissez mon ami Yeden et ce qu’il représente. Tous les skaa de cette ville sont au courant de la rébellion. Vous avez peut-être envisagé de la rejoindre. La plupart d’entre vous n’en feront rien – ils retourneront à vos filatures maculées de suie, à vos forges brûlantes, à vos foyers mourants. Ils y retourneront parce que cette vie atroce est familière. Mais certains d’entre vous… certains me suivront. Et ce sont ces hommes-là que l’on se rappellera dans les années à venir. Parce qu’ils auront accompli quelque chose de grandiose.

La plupart des travailleurs échangèrent des coups d’œil, même si certains fixèrent simplement leurs bols de soupe à moitié vides. Enfin, quelqu’un parla depuis le fond de la salle :

— Vous êtes un idiot, dit cet homme. Le Seigneur Maître vous tuera. On ne se rebelle pas contre Dieu dans Sa propre ville.

Le silence retomba. Un silence tendu. Vin se redressa tandis que Brise marmonnait tout bas.

Dans la pièce, Kelsier resta un moment debout en silence. Enfin, il tendit la main pour retrousser les manches de sa veste, dévoilant les cicatrices enchevêtrées sur ses bras.

— Le Seigneur Maître n’est pas notre dieu, dit-il doucement. Et il ne peut pas me tuer. Il a essayé, mais il a échoué. Car je suis ce qu’il ne peut pas tuer.

Sur ce, Kelsier se détourna et quitta la pièce dans la direction dont il était venu.

— Hum, commenta Brise, c’était un tantinet trop théâtral. Rudd, rappelez la rouge et envoyez la brune.

Une servante vêtue de brun s’avança parmi la foule.

— La stupéfaction, dit Brise. Et, oui, la fierté. Apaisez la colère, pour l’instant…

La foule resta un moment assise en silence, tandis qu’une étrange immobilité planait dans la salle à manger. Enfin, Yeden se leva pour prendre la parole et prodiguer quelques encouragements supplémentaires, ainsi qu’une explication quant à ce que devaient faire ces hommes s’ils souhaitaient en entendre davantage. Tandis qu’il parlait, les hommes retournèrent à leur repas.

— La verte, Rudd, dit Brise. Hum, oui. Nous allons tous vous rendre pensifs et vous donner un soupçon de loyauté. Il ne faudrait pas que vous vous précipitiez chez les obligateurs, n’est-ce pas ? Kell a très bien couvert ses arrières, mais mieux vaut que les autorités en apprennent le moins possible, hein ? Oh, et vous, Yeden ? Vous êtes un peu trop nerveux. Apaisons ça pour vous soulager de vos inquiétudes. Ne laissons que votre passion – avec un peu de chance, ça suffira à masquer cette intonation stupide dans votre voix.

Vin observait la scène. À présent que Kelsier était parti, il lui devenait plus facile de se concentrer sur les réactions de la foule et sur l’œuvre de Brise. Tandis que Yeden parlait, les ouvriers paraissaient réagir exactement selon les instructions que marmonnait Brise. Yeden, lui aussi, obéissait apparemment aux effets de l’Apaisement : il paraissait plus à son aise et sa voix gagnait en confiance lorsqu’il parlait.

Curieuse, Vin éteignit son cuivre. Elle se concentra pour voir si elle percevait l’influence de Brise sur ses émotions ; elle devait faire partie de la zone d’influence de son allomancie. Il n’avait pas le temps de faire le tri entre les individus, excepté peut-être Yeden. C’était extrêmement difficile à percevoir. Pourtant, tandis que Brise marmonnait pour lui-même, elle commença à ressentir très exactement les émotions qu’il décrivait.

Elle en fut impressionnée malgré elle. Les quelques fois où Kelsier avait employé l’allomancie sur ses émotions, son influence lui avait fait l’effet d’un coup de poing au visage. Il possédait de la puissance, mais très peu de subtilité.

Le toucher de Brise était d’une incroyable délicatesse. Il apaisait certaines émotions qu’il étouffait tout en laissant les autres intactes. Il sembla à Vin qu’elle sentait également ces hommes exalter ses émotions à elle, mais avec une subtilité bien moindre. Elle laissa son cuivre inactif, guettant les modifications de ses émotions tandis que Yeden poursuivait son discours. Il expliquait que les hommes qui les rejoindraient devraient laisser famille et amis pour un temps – une année pleine – mais seraient bien nourris dans l’intervalle.

Vin sentait son respect pour Brise continuer à s’accroître. Soudain, elle se sentit bien moins agacée que Kelsier l’ait confiée à lui. Brise ne savait faire qu’une chose, mais il la maîtrisait magnifiquement, de toute évidence. Kelsier, en tant que Fils-des-brumes, avait dû apprendre tous les talents allomantiques ; il paraissait logique qu’il ne soit pas aussi spécialisé dans l’un de ces pouvoirs en particulier.

Je dois m’assurer qu’il m’envoie apprendre auprès des autres, se dit-elle. Chacun doit être un virtuose de ses propres talents.

Vin reporta son attention sur la salle à manger où Yeden était en train de conclure.

— Vous avez entendu Kelsier, le Survivant de Hathsin, déclarait-il. Les rumeurs le concernant sont vraies il a renoncé à jouer les voleurs pour consacrer toute son attention à la rébellion skaa ! Messieurs, nous nous préparons à quelque chose de grandiose. Quelque chose qui pourrait bien, en effet, se révéler être notre dernier combat contre l’Empire Ultime. Rejoignez-nous. Rejoignez vos frères. Rejoignez le Survivant en personne !

Le silence retomba dans la salle à manger.

— Rouge vif, dit Brise. Je veux que ces hommes partent d’ici avec des sentiments passionnés par rapport à ce qu’ils ont entendu.

— Les émotions vont s’estomper, non ? demanda Vin tandis qu’une servante vêtue de rouge entrait dans la pièce.

— Oui, répondit Brise en se rasseyant et en faisant coulisser le panneau pour le refermer. Mais les souvenirs demeurent. Si les gens associent des sentiments forts à un événement, ils s’en souviendront mieux.

Quelques instants plus tard, Ham entra par la porte de derrière.

— Tout s’est bien passé. Ces hommes vont partir revigorés, et plusieurs d’entre eux vont rester. Nous allons disposer d’un bon paquet de volontaires à envoyer dans les grottes.

Brise secoua la tête.

— Ça ne suffira pas. Dox a besoin de plusieurs jours pour organiser chacune de ces réunions, et on ne recrute qu’une vingtaine d’hommes chaque fois. À ce rythme-là, on n’atteindra jamais les dix mille à temps.

— Tu crois qu’il nous faut d’autres réunions ? demanda Ham. Ça va être difficile – comme on doit se montrer très prudents avec ces choses-là, on n’y invite que les hommes raisonnablement fiables.

Brise resta un moment assis en silence. Enfin, il vida le reste de son vin.

— Je n’en sais rien – mais nous allons devoir trouver quelque chose. Pour l’instant, retournons à la boutique. Je crois que Kelsier souhaite tenir une réunion ce soir pour parler de l’avancée du projet.

Kelsier regarda vers l’ouest. Le soleil de l’après-midi, d’un rouge toxique, brûlait d’un éclat furieux à travers un ciel de fumée. Juste en dessous, Kelsier distinguait les contours d’une sombre cime. Tyrian, le plus proche des Monts de Cendre.

Depuis le toit plat de la boutique de Clampin, il écoutait les travailleurs rentrer chez eux dans les rues en contrebas. Les toits plats nécessitaient qu’on balaie de temps en temps la cendre, raison pour laquelle la plupart des toits skaa étaient en pente, mais Kelsier estimait que la vue méritait bien qu’on se donne un peu de mal.

En bas, les travailleurs skaa avançaient en file d’un pas traînant, découragés, soulevant sous leurs pas de petits nuages de cendres. Kelsier se détourna d’eux pour regarder en direction de l’horizon nord… et des Fosses de Hathsin.

Où va-t-ïl ? se demandait-il. L’atium arrive en ville, puis disparaît. Ce n’est pas le Ministère – on l’a observé – et aucune main de skaa ne touche ce métal. On suppose qu’il va droit au trésor. Ou du moins, on l’espère.

Un Fils-des-brumes qui brûlait de l’atium était quasi impossible à attraper, l’une des raisons qui rendaient ce métal si précieux. Mais le plan ne reposait pas que sur une question de richesse. Il savait combien d’atium était recueilli aux Fosses et Dockson s’était renseigné sur les quantités que le Seigneur Maître attribuait aux nobles, au compte-gouttes – mais à des prix exorbitants. Seul un dixième de la quantité extraite finissait dans les mains des nobles.

Quatre-vingt-dix pour cent de l’atium produit dans le monde avait été emmagasiné, une année après l’autre, pendant mille ans. Avec une telle quantité de métal, la bande de Kelsier pouvait intimider même la plus puissante des maisons nobles. Le plan de Yeden visant à s’emparer du palais paraissait sans doute futile à beaucoup de gens – seul, il était même voué à l’échec. Mais quant aux autres projets de Kelsier…

Celui-ci baissa les yeux vers la petite barre blanche au creux de sa main. Le Onzième Métal. Il connaissait les rumeurs à son sujet – c’était lui qui les avait lancées. À présent, il ne lui restait qu’à les exploiter.

Il soupira, reportant son regard vers l’est, vers Kredik Shaw, le palais du Seigneur Maître. C’était une expression de langue terrisienne signifiant « La Colline aux Mille Flèches ». Très appropriée, car le palais impérial ressemblait à une pelote d’énormes flèches noires plantées dans le sol. Certaines étaient droites, d’autres tordues. Certaines étaient épaisses comme des tours, d’autres fines comme des aiguilles. Elles variaient en taille, mais toutes étaient hautes. Et chacune se terminait en pointe.

Kredik Shaw. C’était là que tout avait pris fin trois ans plus tôt. Et il fallait qu’il y retourne.

La trappe s’ouvrit et une silhouette monta sur le toit. Kelsier se retourna, haussant un sourcil, tandis que Sazed époussetait sa robe puis le rejoignait avec sa posture de déférence caractéristique. Même les rebelles terrisiens conservaient la solennité qu’on leur avait enseignée.

— Maître Kelsier, salua Sazed en s’inclinant.

Kelsier hocha la tête et l’intendant s’avança derrière lui, regardant en direction du palais impérial.

— Ah, dit-il pour lui-même, comme s’il comprenait les pensées de Kelsier.

Celui-ci sourit. Saze avait été une trouvaille des plus précieuses. Les Gardiens étaient secrets par nécessité, car le Seigneur Maître les pourchassait pratiquement depuis le Jour de l’Ascension. D’après certaines légendes, l’assujettissement total auquel il avait soumis le peuple terrisien – y compris les programmes de reproduction et d’intendance – découlait simplement de sa haine des Gardiens.

— Je me demande ce qu’il penserait s’il savait qu’un Gardien est venu à Luthadel, dit Kelsier, à deux pas du palais lui-même.

— Espérons ne jamais le découvrir, Maître Kelsier, répondit Sazed.

— J’apprécie votre empressement à venir ici en ville, Saze. Je sais que c’est risqué.

— C’est un bon projet, répondit Sazed. Et ce plan est dangereux pour toutes les personnes impliquées. En réalité, le simple fait de vivre est dangereux pour moi, je crois. Il n’est pas sain d’appartenir à une secte que le Seigneur Maître en personne redoute.

— Redoute ? répéta Kelsier en se retournant vers Sazed. (Bien que Kelsier soit d’une taille supérieure à la moyenne, le Terrisien le dépassait d’une bonne tête.) Je ne suis pas sûr qu’il redoute quoi que ce soit, Saze.

— Il craint les Gardiens, déclara Sazed. De manière indubitable autant qu’inexplicable. Peut-être à cause de nos pouvoirs. Nous ne sommes pas des allomanciens, mais… autre chose. Quelque chose d’inconnu pour lui.

Kelsier hocha la tête et se retourna vers la ville. Il avait tant de projets, tant de travail à accomplir – et au cœur de tout ça se trouvaient les skaa. Pauvres, humbles et vaincus d’avance.

— Décrivez-m’en une autre, Saze, dit Kelsier. Une puissante.

— Puissante ? demanda Sazed. C’est un terme très relatif quand il s’applique à la religion, je crois. Vous aimeriez peut-être entendre parler du jaïsme. Ses disciples étaient très fidèles et dévots.

— Parlez-moi d’eux.

— Le jaïsme a été fondé par un seul homme. Son vrai nom s’est perdu, mais ses disciples l’appelaient simplement « le Ja ». Il a été assassiné par un roi local pour avoir prôné la discorde – ce pour quoi il était apparemment très doué – mais ça n’a fait qu’accroître encore davantage le nombre de ses disciples.

» Les jaïstes croyaient qu’ils gagnaient le bonheur proportionnellement à la dévotion dont ils témoignaient, et ils étaient connus pour leurs fréquentes et ferventes professions de foi. Apparemment, il pouvait être frustrant de parler avec un jaïste, car ils avaient tendance à conclure presque toutes leurs phrases par « Le Ja soit loué ».

— C’est bien joli tout ça, Sazed, répondit Kelsier. Mais la puissance ne tient pas qu’à des mots.

— Oh, tout à fait, acquiesça Sazed. Les jaïstes étaient puissants de par leur foi. D’après les légendes, le Ministère a dû les anéantir totalement car pas un seul jaïste n’acceptait le Seigneur Maître en tant que Dieu. Ils n’ont pas survécu longtemps à l’Ascension, mais seulement parce qu’ils étaient tellement identifiables qu’ils en devenaient faciles à traquer et à tuer.

Kelsier hocha la tête puis sourit en regardant Sazed.

— Vous ne m’avez pas demandé si je souhaitais m’y convertir.

— Toutes mes excuses, Maître Kelsier, dit Sazed, mais je crois que cette religion ne vous convient pas. Elle possède un aspect tape-à-l’œil qui vous séduirait peut-être, mais vous trouveriez sa théologie simpliste.

— Vous commencez à trop bien me connaître, dit Kelsier, contemplant toujours la ville. Au bout du compte, une fois que les royaumes et les armées étaient tombés, les religions continuaient à se battre, n’est-ce pas ?

— En effet, répondit Sazed. Certaines des plus résistantes ont duré jusqu’au cinquième siècle.

— Qu’est-ce qui les rendait si puissantes ? demanda Kelsier. Comment y sont-elles parvenues, Saze ? Qu’est-ce qui donnait à leur théologie un tel pouvoir sur les gens ?

— Ce n’était pas une caractéristique particulière, je crois, répondit Sazed. Certaines étaient puissantes grâce à l’honnêteté de leur foi, d’autres grâce à l’espoir qui leur était promis. D’autres reposaient davantage sur la coercition.

— Mais toutes partageaient la même passion, dit Kelsier.

— Oui, Maître Kelsier, répondit Sazed en hochant la tête. C’est tout à fait exact.

— C’est ce que nous avons perdu, dit Kelsier en contemplant la ville aux centaines de milliers d’habitants, dont une poignée à peine oseraient se battre. Ils n’ont aucune foi en le Seigneur Maître, ils le craignent simplement. Il ne leur reste plus rien en quoi ils puissent croire.

— En quoi croyez-vous, Maître Kelsier, si je puis me permettre ?

Kelsier haussa un sourcil.

— Je ne sais pas encore trop, avoua-t-il. Mais renverser l’Empire Final me paraît un bon début. Y a-t-il des religions sur votre liste qui considèrent le massacre des nobles comme un devoir sacré ?

Sazed fronça les sourcils d’un air désapprobateur.

— Je ne crois pas, Maître Kelsier.

— Je devrais peut-être en fonder une, répondit Kelsier en souriant. Enfin bref, Brise et Vin sont-ils rentrés ?

— Ils sont arrivés juste avant que je monte ici.

— Parfait, dit Kelsier avec un hochement de tête. Dites-leur que je descends dans un instant.

 

Vin était assise dans son fauteuil rembourré de la salle de conférences, les jambes ramenées en dessous d’elle, et s’efforçait d’étudier Marsh du coin de l’œil.

Il ressemblait tellement à Kelsier. Mais il était… austère. Il n’était pas animé par la colère, ni grincheux comme Clampin. Simplement, il ne paraissait pas heureux. Il était assis dans son fauteuil avec une expression neutre sur le visage.

Tous les autres étaient arrivés, sauf Kelsier, et ils bavardaient tranquillement. Vin croisa le regard de Lestibournes et lui fit signe d’approcher. L’adolescent vint s’accroupir près de son fauteuil.

— Marsh, chuchota Vin d’une voix assez basse pour être couverte par la rumeur de la pièce. C’est un surnom ?

— Rien qu’avions n’y pas donné ses parents.

Vin marqua une pause, s’efforçant de déchiffrer le dialecte du garçon.

— Donc ce n’est pas un surnom ?

Lestibournes fit signe que non.

— Mais n’avions un, dans l’temps.

— Lequel ?

— Œil-de-fer. Les autres ont arrêté de l’utiliser. Ça f’sions trop penser à un vrai bout d’fer dans les yeux, hein ? Un Inquisiteur.

Vin jeta un nouveau coup d’œil à Marsh. Son expression était dure, son regard fixe, comme s’ils étaient réellement faits de fer. Elle comprenait pourquoi les gens avaient cessé d’employer ce surnom ; la simple mention d’un Inquisiteur d’Acier lui donnait la chair de poule.

— Merci.

Lestibournes sourit. C’était un brave garçon. Étrange, nerveux et trop sérieux – mais brave. Il se retira vers son tabouret lorsque Kelsier arriva enfin.

— Alors, dit-il. Qu’est-ce que nous avons ?

— À part les mauvaises nouvelles ? demanda Brise.

— Écoutons-les.

— En douze semaines, nous avons rassemblé moins de deux mille hommes, répondit Ham. Même avec les effectifs que possède déjà la rébellion, nous allons être loin du compte.

— Dox ? demanda Kelsier. Est-ce qu’on peut obtenir d’autres réunions ?

— Sans doute, répondit Dockson depuis son siège placé près de la table où s’entassaient les livres.

— Vous êtes sûr de vouloir courir ce risque, Kelsier ? demanda Yeden.

Son attitude s’était améliorée ces dernières semaines – surtout lorsque les recrues de Kelsier avaient commencé à défiler. Comme l’avait toujours dit Reen, c’était grâce aux résultats qu’on se faisait le plus d’amis.

— Nous sommes déjà en danger, poursuivit Yeden. Les rumeurs se répandent dans tout le monde clandestin. Si nous faisons encore plus de bruit, le Ministère va comprendre qu’il se prépare quelque chose d’important.

— Il a sans doute raison, Kell, dit Dockson. Et puis le nombre de skaa disposés à nous écouter est limité. Luthadel est grande, c’est vrai, mais notre liberté de mouvement ici est limitée.

— D’accord, répondit Kelsier. Donc, nous allons commencer à démarcher les autres villes du coin. Brise, tu pourrais diviser ta bande en deux équipes efficaces ?

— Sans doute, répondit un Brise hésitant.

— On peut faire travailler une équipe à Luthadel et l’autre dans les villes des environs. Je dois pouvoir assister à toutes les réunions, en supposant qu’on s’arrange pour qu’elles n’aient pas toutes lieu en même temps.

— Si on en organise autant, on se retrouvera encore plus exposés, commenta Yeden.

— Ce qui, en passant, soulève un autre problème, déclara Ham. Nous n’étions pas censés travailler à infiltrer les rangs du Ministère ?

— Alors ? demanda Kelsier en se retournant vers Marsh.

Ce dernier secoua la tête.

— Le Ministère est un terrain délicat – il me faut plus de temps.

— Ça m’étonnerait que ça marche, grommela Clampin. La rébellion a déjà essayé.

Yeden hocha la tête.

— Nous avons tenté une dizaine de fois de faire pénétrer des espions dans les Ministères Internes. C’est impossible.

Le silence retomba.

— J’ai une idée, annonça calmement Vin.

Kelsier haussa un sourcil.

— Camon, dit-elle. Avant que vous me recrutiez, il travaillait à un projet. En fait, c’est même ce projet qui nous a fait repérer par les obligateurs. Les germes de ce plan étaient conçus par un autre voleur, un chef de bande nommé Theron. Il préparait un faux convoi pour transporter des fonds du Ministère à Luthadel par les canaux.

— Et ? demanda Brise.

— Ces mêmes péniches auraient transporté de nouveaux acolytes du Ministère jusqu’à Luthadel pour qu’ils y terminent leur formation. Theron avait un contact sur place, un obligateur de moindre rang qui acceptait les pots-de-vin. On pourrait peut-être lui demander d’ajouter un « acolyte » au groupe en provenance de son secteur.

Kelsier hocha la tête, songeur.

— Ça mérite qu’on tente le coup.

Dockson griffonna quelque chose sur une feuille à l’aide de son stylo-plume.

— Je vais contacter Theron et voir si son informateur est toujours disponible.

— Et qu’en est-il de nos ressources ? demanda Kelsier.

Dockson haussa les épaules.

— Ham nous a trouvé deux anciens instructeurs de l’armée. Mais quant aux armes… Eh bien, Renoux et moi sommes en train de nouer des contacts et d’initier des accords, mais nous ne pouvons pas agir très vite. Heureusement, quand les armes arriveront, ce sera en masse.

Kelsier hocha la tête.

— Rien à ajouter ?

Brise s’éclaircit la gorge.

— J’ai… entendu pas mal de rumeurs dans les rues, Kelsier, dit-il. Les gens parlent de ton Onzième Métal.

— Parfait, répondit Kelsier.

— Tu ne t’inquiètes pas que le Seigneur Maître en entende parler ? S’il a anticipé tout ce que tu vas faire, ce sera beaucoup plus difficile de… lui résister.

Il n’a pas dit « tuer », songea Vin. Ils ne croient pas que Kelsier en soit capable.

Kelsier se contenta de sourire.

— Ne t’inquiète pas pour le Seigneur Maître – je contrôle tout. En fait, je compte lui rendre une visite personnelle lors des prochains jours.

— Une visite ? demanda Yeden, mal à l’aise. Vous allez rendre visite au Seigneur Maître ? Vous êtes complètement… (Il laissa sa phrase en suspens, puis regarda le reste de l’auditoire.) Ah. J’avais oublié.

— Il commence à comprendre, commenta Dockson.

Des pas lourds résonnèrent dans le couloir, et l’un des gardes de ce dernier entra l’instant d’après. Il se dirigea vers le fauteuil de Ham et lui chuchota un bref message.

Ham fronça les sourcils.

— Quoi ? demanda Kelsier.

— Un incident, répondit Ham.

— Un incident ? demanda Dockson. Quel genre ?

— Vous vous rappelez ce repaire où on s’est rencontrés il y a quelques semaines ? demanda Ham. Celui où Kell nous a présenté son projet ?

Le repaire de Camon, songea Vin avec une appréhension croissante.

— Eh bien, poursuivit Ham, on dirait que le Ministère l’a découvert.

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